Phonorama, le site dédié aux phonographes à cylindres

Phonorama, le site dédié aux phonographes à cylindres
Gianni Bettini éprouvé par un scandale financier


Pour Gianni Bettini, l’année 1903 a marqué le début d'une période à la fois intense et difficile, tant sur le plan de ses affaires que sur celui de sa production phonographique. Alors qu'en février l’enregistrement de la voix du Pape Léon XIII a connu un grand retentissement et conforté sa notoriété, la vente des deux cylindres n'a pas donné lieu au succès commercial espéré, malgré une forte campagne de publicité soutenue par de nombreux articles élogieux, notamment dans Le Figaro.
En mai 1903, avec l’arrivée d'administrateurs venus du milieu financier dans la Société des Phonographes Bettini
(1), le lieutenant a vu ses attributions et son pouvoir réel sur la marche de la société se réduire. Malgré ses efforts déployés pour prendre le virage du disque, les administrateurs décident un an après de déposer le bilan de la société. Il n'est pas homme à baisser les bras face à l'adversité, une seule décision s'impose à lui : il doit se relancer en abordant seul le marché du disque, au détriment du cylindre.
Que s’est-il réellement passé pour celui qui disposait de tous les atouts pour prolonger en France sa glorieuse carrière entamée au Etats-Unis douze ans plus tôt ? Pour trouver la réponse à cette question, il convient de se plonger dans la lecture de la presse financière du début de l’année 1904.

Le 1er février 1904, date de l’émission des nouvelles actions liées à l’augmentation du capital votée pour financer la production de disques (2), le cours de l’action Bettini s’établit à 100 Francs, correspondant à sa valeur nominale. Dès l’annonce de la mise en vente des nouveaux disques Bettini, le quotidien financier Le Journal des chemins de fer, des mines et des travaux publics (3) du 27 février publie cette déroutante analyse  : ''L'action Bettini, à 140 fr., entretient un courant suivi de transactions. La société a reçu des commandes pour plusieurs millions de disques. C'est avec peine qu'elle parvient à satisfaire sa clientèle, tellement les achats affluent''. Le journal réitère des articles tout aussi dithyrambiques et l'action voit son cours grimper régulièrement, pour atteindre un record de 170 Francs à fin mars, soit un gain 70 % en deux mois seulement.
L’euphorie boursière prend subitement fin le 2 avril : l’action Bettini n’est plus cotée, alors que d’inquiétantes rumeurs circulent à la Bourse. Le bruit court qu’un scandale financier est sur le point d’éclater, la Société des Phonographes Bettini pourrait figurer parmi les victimes de manœuvres frauduleuses. En effet, le 7 avril, le quotidien Le Soleil révèle l’arrestation de trois administrateurs de la Banque centrale de crédit mobilier et industriel et de quinze sociétés anonymes créees par le banquier belge Joseph Lepère qui a réussi à prendre la fuite, laissant un passif de plusieurs millions de Francs. Puis ce sera le tour du banquier Yves Isselin; arrêté le 14 avril, il dirigeait la Société générale de banque, en réalité gouvernée par Lepère.

Action de la Banque centrale
de crédit immobilier et industriel

 

Les deux banquiers véreux furent plus tard condamnés pour escroqueries et abus de confiance. Plusieurs formes de fraude seront révélées par les enquêtes, l'une d'elles consistant à faire publier des annonces et des publicités mensongères avec la complicité de certains journaux (4). Le but visé était bien sur de faire monter les cours des actions vers des sommets hors de proportion avec leur valeur; ils pouvaient alors écouler au prix fort les titres acquis dans de bien meilleures conditions.
Avec l’écroulement de ces établissements, fermés le 14 avril, les clients qui y avaient déposé titres et avoirs furent entraînés dans la chute; ce fut notamment le cas pour la Société des Phonographes Bettini, dont les actions avaient perdu toute valeur. Le journal La Cocarde publiera quelques mois après une liste des sociétés victimes du banquier Isselin dans  laquelle  figurent les Phonographes Bettini (5) ,
 

 

l'article rappelle le prix d'émission de l'action et son cours actuel : 100 Fr/0 Fr.
Les évènements vont alors s'accélérer avec la convocation de plusieurs assemblées générales des actionnaires. Celles des 11 et 25 mai autorisent les administrateurs de la Société des Phonographes Bettini à déposer le bilan, à moins qu'ils ne préfèrent provoquer sa dissolution. En tant qu'actionnaire historique, Gianni Bettini atteint financièrement par le scandale (6), doit faire face à ce revers de fortune. Il prend la décision de rompre sa collaboration avec la société et de poursuivre seul son expérience dans l’industrie du disque.
L’hebdomadaire allemand Phonographische Zeitschrift, bien informé dans son domaine, rend compte de la situation dans son numéro du 22 juin 1904. Voici une une traduction libre de l'article  :
''Cette société a récemment été frappée par un malheureux coup dur. Le banquier qui gérait le capital de l'entreprise est en fuite avec un passif cinq millions de francs. En conséquence, la société sera probablement forcée de faire faillite. Le fondateur de l'entreprise, d’origine italienne, Giovanni Bettini, connu de beaucoup de nos lecteurs, a démissionné de la direction et de l'administration de l'entreprise il y a quelques mois. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de faire valoir ses droits contractuels, devenus sans objet après le coup porté à l'entreprise. En conséquence, M. Bettini est actuellement complètement libre et essaie de démarrer une nouvelle vie. Après les services qu'il a rendus à l'industrie des machines parlantes au cours des six dernières années, on ne peut que souhaiter que M. Bettini reste dans l'industrie des machines parlantes à l'avenir.
Gianni Bettini ne tarde pas à lancer la production de disques pour le compte de la nouvelle Sociéte Bettini qu'il vient de créer. Il va mettre sur le marché, à partir de juin, deux disques du Pape Léon XIII, transcriptions des cylindres enregistrés en 1903, et une dernière série de disques, caractérisés par leur étiquette dorée. Il ne nous est parvenu qu'un très faible nombre d'exemplaires, signe de ventes décevantes.
Le 10 octobre 1904, le quotidien financier intitulé Cote de la Bourse et de la banque livrera à ses lecteurs cette conclusion de l'épilogue du scandale financier Lepère :
''Les Phonographes Bettini viennent d'être déclarés en faillite par jugement en date du 3 octobre. Est-ce une conséquence de la déconfiture du groupe Lepère ? On peut le supposer, car les Phonographes Bettini étaient une valeur de ce groupe''.

Indépendamment de l'effondrement de son ancienne société, le lieutenant Bettini cessera progressivement toute activité phonographique (7) , pour voler vers de nouveaux horizons. Par la suite, son nom sera à nouveau associé à des inventions remarquables, notamment en 1912 lorsqu’il présentera son cinématographe à plaques, remarqué par les amateurs, mais très difficile à commercialiser.

Gianni Bettini a été la victime d'un scandale financier, sans lequel il aurait pu réaliser son ambition, grâce à un ensemble incomparable de cylindres enregistrés par les plus illustres artistes pendant une dizaine d'années dans ses studios américains et français. Il restera malgré tout l’un des acteurs majeurs de l’histoire de l’enregistrement.


(1) Le 13 mai 1903, l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires de la Société des Micro-phonogrraphes Bettini a voté le changement de sa dénomination, elle se nommera à l'avenir la Société des Phonographes Bettini
(2) Voir à ce sujet les pages sur les disques Bettini
(3) Le Journal des chemins de fer, des mines et des travaux publics, le plus ancien des journaux financiers était surtout lu par des rentiers, des militaires ou des commerçants en quête de bons placements
(4) Il est clair que le banquier Isselin, complice de Lepère, a inspiré les articles concernant les actions Bettini publiés en février et mars 1903 par Le Journal des chemins de fer, des mines et des travaux publics. Son établissement, la Société générale de banque, comptait pour cliente la Société des Phonographes Bettini
(5) L'article de La Cocarde du 14 novembre 1904 traite de la Werner frères Limited, créee à Londres par les frères Werner et elle aussi escroquée par Isselin. Notons que les Werner, concessionnaires exclusifs d'Edison à Paris, se sont fait un nom dans le commerce des phonographes avant d'être rachetés par Pathé en 1898
(6) Lors de la constitution de la Société des Micro-Phonographes Bettini le 1er janvier 1901, il a été attribué à Gianni Bettini 2 640 actions et 20 800 parts de fondateur en rémunération de ses apports
(7) La Société Bettini n'a pas laissé de traces de son activité, hormis les disques de juillet 1904. Une annonce de la maison Mauraisin frères, seuls acquéreurs des machines de la Société Bettini, parue dans l'Annuaire de l'Union fraternelle du commerce et de l'industrie de l'année 1907 laisse supposer sa  liquidation en 1906. Pour autant, le lieutenant n'était pas ruiné, il se faisait livrer en mars 1906 une HP Itala, l'une des plus coûteuses voitures italiennes de cette période