Phonorama, le site dédié aux phonographes à cylindres

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Le docteur Bouillaud, un article de Pierre Giffard


Le Figaro 2 novembre 1881



LE DOCTEUR BOUILLAUD
ET LE PHONOGRAPHE


Le Figaro a dit ce qu'était l’illustre docteur Bouillaud. Le savant qui vient de mourir fut, en 1878, l'initiateur d'une polémique singulière, qui ne porta point atteinte à la gloire de ses travaux passés, mais qui surprit péniblement le monde scientifique; car elle indiquait chez ce grand penseur ou un affaiblissement graduel des facultés, ou une révolte passionnée contre les découvertes de la mécanique moderne, ce qui revenait au même.
Le jour où le comte du Moncel, l'électricien le plus autorisé de France. présenta aux académiciens ses collègues le téléphone de Bell, M. Bouillaud émit des doutes sur la transmission électrique des sons à distance.
Mais lorsque plusieurs mois après, M. du Moncel fit pénétrer dans la salle des séances de l'Académie des sciences. le représentant d' Edison et son phonographe, le vénérable docteur Bouillaud nia formellement la possibilité d'une reproduction mécanique des sons. M. du Moncel essaya de le persuader; ce fut en vain. Le représentant d'Edison parlait, tournait la manivelle et faisait répéter le phonographe. Le docteur Bouillaud secouait la tête avec incrédulité et disait que l'Américain était un imposteur ventriloque. Cette opinion absurde était alors celle de beaucoup de braves gens qui n'entendaient rien à la plus humble science.
Il faut tout pardonner à l'ignorance populaire. Mais le doute et la négation chez un académicien désolaient l'Institut tout entier. M. du Moncel au milieu du brouhaha causé par les protestations du docteur Bouilllaud proposa à son collègue de parler lui-même dans le phonographe. Le docteur accepta. Mais au moment où M. du Moncel tournait la manivelle pour faire restituer les sons enregistrés sur la feuille d'étain. M. Bouillaud s'élança sur lui et lui pinça violemment te nez.
Le médecin venait au secours de l'incrédule. lI savait qu'en obstruant la respiration de M. du Moncel, il empêchait toute ventriloquie. Par un phénomène explicable M. du Moncel effrayé de ce brusque pincement de nez, cessa de tourner la manivelle. Le phonographe cessa de restituer les sons, et le docteur Bouillaud enveloppa toute l'Académie dans un regard triomphant.
- Je disais bien, cria-t-il que cette machine ne parlait pas !
Ce fut un tumulte. On calma comme on put l'irascible docteur, mais l'incident fit tant de bruit dans le monde scientifique qu'il était impossible aux journaux de le passer sous silence.







Une polémique s'engagea dans le journal que dirigeait alors notre ami M. Edmond Tarbé. Les affirmations du docteur Boulllaud étaient si précises, qu'il se forma un clan d'incrédules autour de lui. Le docteur écrivait des lettres qui furent publiées, et qui attestaient une réelle envie de persuader le public de l'imposture dont il était la soi-disant victime.
Le hasard m'avait mis en relations avec Edison (j'eus à ce propos le plaisir d'expliquer aux lecteurs du Figaro le mécanisme de son invention si fantastique).
M. Edmond Tarbé, sur la demande d'un proche parent qui entourait le docteur Bouillaud des soins les plus tendres me pria de me rendre chez l'illustre incrédule avec un phonographe. Le rendez-vous fut accepté par le docteur. Une tierce personne seule assistait à l'entrevue, c'était le parent dévoué qui écoutait avec une patience filiale les objections quotidiennes du vénérable savant.
Jamais je n'oublierai cette entrevue. C'était dans un grand salon froid du faubourg Saint-Germain, le soir à la clarté d'une petite lampe. Le docteur Bouillaud, boutonné, raide, impassible, me regarda bien en face. Puis il prit l'instrument sur sa table et appliqua ses lèvres sur l'embouchure. Je lui fis observer qu'il fallait tourner la manivelle d'une façon régulière. Il fit ainsi, et quand il eut avec le petit appareil très imparfait que j'avais apporté, une idée du mécanisme enfantin qui constitue le phonographe, bon ou mauvais, il s'appliqua à démontrer que cette restitution des sons n'était pas la parole et que le phonographe ne parlait pas.
Je crus à ce moment qu'il allait jouer sur les mots pour ne pas reconnaître son erreur. Mais non. Il reprit les expériences regardant l'appareil avec mépris quand la restitution des sons s'opérait, secouant la tête en signe de dénégation, reprenant l'essai, me regardant ensuite avec une pitié mêlée de hauteur.
Jamais je n'oublierai l'impression «philosophique», si le mot n'est pas trop ambitieux, que produisit sur moi ce vieillard illustre, représentant scientifique d'un temps déjà ancien, penché fiévreusement sur ce petit cylindre de cuivre qui paraissait symboliser l'effrayante science moderne.
Il me sembla que je voyais tout le passé douter de notre présent et nier les horizons de l'avenir.
On dit si souvent cette phrase banale : « Si nos pères revenaient au monde » ...que je cru voir un ancêtre de l'âge précédent revenir parmi nous et nier la puissance de l'Activité humaine avec toute l’énergie que Galilée mettait jadis au service d'une plus juste cause.


                                                Pierre Giffard